40 HADITHS SUR LA JUSTICE (AVANT-PROPOS)

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L’Islam, en tant que religion, est exemplifié, plus que toute autre vertu, par la qualité de la rahma – un mot qu’il est difficile de traduire en français. La traduction habituelle de « miséricorde » suggère en effet une idée de hiérarchie, mais ce n’est pas nécessairement le cas dans le terme arabe originel. Le dictionnaire Larousse définit la miséricorde comme suit : « Pitié qui pousse à pardonner à un coupable, à un vaincu. » Les spécialistes de la langue arabe ont suggéré que, si cette définition est certes appropriée pour comprendre les relations entre Dieu et les êtres humains, elle ne convient pas pour caractériser les relations entre les êtres humains eux-mêmes. Dans ce dernier cas, ils soulignent qu’une manière plus appropriée de comprendre le terme rahma est de le traduire par « tendresse » (riqqa) envers les autres. L’érudit turc Recep Sentürk préfère quant à lui traduire rahma par « amour », un terme qui semble mieux rendre justice à sa signification, et dont la portée sémantique en français en fait une traduction appropriée tant pour les êtres humains que pour leur Créateur, qui décrit Sa relation avec les croyants dans le Qur’ân comme étant un rapport d’amour mutuel – « Il les aime et ils L’aiment ». (Al-Ma’idah, 5/54)

Au sein de la Tradition islamique millénaire, les savants débutent fréquemment leur enseignement à une nouvelle classe d’étudiants par le hadith de la rahma qui, dans le cadre de cette tradition, est le premier hadith qu’un étudiant rapporte de son professeur. Il se présente ainsi dans sa version arabe : 

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Compte tenu du fait que rahma peut se traduire par « amour », l’on peut ainsi traduire ce hadith :

« Ceux qui exemplifient l’amour sont aimés du Tout-Aimant (Ar-Rahmân). Aimez ceux qui sont sur la terre, afin que Celui qui est dans les cieux vous aime. » [1]

La justice en tant qu’amour

Mais qu’est-ce que l’amour a à voir avec la justice ? L’amour et la miséricorde sont souvent considérées comme l’opposé de la justice : nous pouvons soit rechercher la justice, soit faire preuve de miséricorde. Et si ces deux notions étaient en réalité inséparables ? Le philosophe afro-américain Cornel West nous propose une autre façon d’envisager la relation entre la justice et l’amour. Dans une phrase concise mais très forte, il affirme que « la justice est la forme que prend l’amour en public, tout comme la tendresse est la forme qu’il prend en privé. » Ce message sonne juste dans une perspective islamique, et notre quête de justice, en tant que musulmans, doit être stimulée par notre amour pour nos semblables et notre désir et quête de leur bien-être, ici-bas et dans l’Au-delà. Comme l’a affirmé le Prophète ﷺ, « aucun d’entre nous ne sera un véritable croyant tant qu’il n’aimera pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même. » [2]Nous désirons tous être traités avec justice et équité, et c’est pourquoi nous devons nous efforcer d’en faire une réalité pour nos semblables, quels qu’ils soient. 

Nous vivons à une époque où, peut-être plus qu’à tout autre moment par le passé, nous pouvons être témoins, de nos propres yeux, des injustices perpétrées par les puissants contre les faibles à l’échelle mondiale. Le Qur’ân nous décrit comme une communauté (ummah) qui se dresse pour la justice – y compris contre nous-mêmes et nos propres familles (Al-Nisa’, 4/135). Si la rahma est la vertu déterminante de notre religion, l’amour et la miséricorde que cette qualité illustre ne peuvent se manifester véritablement sans un effort concerté de notre part pour défendre, soutenir et faire respecter la justice. La justice ultime ne peut certes être obtenue que dans l’Au-delà, mais s’opposer à l’injustice (dhulm) en ce monde est enjoint à de nombreuses reprises dans le Qur’ân. Le concept de dhulm est fréquemment associé dans le Qur’ân au pire des péchés aux yeux d’Allah – à savoir l’adoration de toute autre chose que Lui (shirk). Le Qur’ân décrit tous les péchés comme pardonnables à l’exception du shirk (Al-Nisa’, 4/48). Ailleurs dans le Qur’ân, il nous est dit que la communauté musulmane est celle qui commande le bien et interdit le mal (Al-‘Imran, 3/104). Comme l’explique le Prophète ﷺ, ceci est requis à tous les niveaux de notre comportement – y compris au niveau psychologique : « Quiconque voit un mal, qu’il le redresse avec sa main ; s’il n’en est pas capable, qu’il le redresse avec sa langue (en le dénonçant) ; s’il n’en est pas capable, qu’il le redresse avec son cœur (en reconnaissant que c’est un mal), et c’est là le niveau le plus faible de la foi. » [3]

Les savants ont considéré que chaque musulman a donc la responsabilité de corriger les fautes et injustices de son propre comportement, mais aussi celles de son entourage et de sa société. Cependant, cette responsabilité ne doit pas se traduire par une colère ou un mépris irréfléchi et moralisateur envers ceux qui commettent ces fautes. Au contraire, comme le Prophète ﷺ lui-même l’a exemplifié tout au long des nombreuses années de sa mission prophétique, le redressement des torts et la correction des injustices en ce monde exigent beaucoup de patience, de sagesse, et même d’amour et de compassion. Comme le Prophète ﷺ l’a un jour conseillé à notre mère ‘Aisha : « La douceur ne se trouve jamais en une chose sans l’embellir, et elle n’est jamais retirée d’une chose sans la rendre honteuse. » [4] Pourtant, lorsque la défense de la justice l’exigeait, le Prophète ﷺ pouvait faire preuve d’une immense force morale dans la quête de cette même justice – jusque dans le cadre de ce que l’on peut nommer la guerre juste. Le Prophète ﷺ était l’exemple le plus parfait de l’être humain juste, et ses actions nous servent donc de guide pour affronter nous-mêmes l’injustice. 

Une ère d’injustice

Nous vivons à une époque qui se caractérise par des injustices extrêmes à une échelle inédite. Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à des guerres impérialistes de grande ampleur et à des guerres par procuration menées par des puissances mondiales aux ambitions impériales. Ces guerres ont à leur tour donné lieu à d’immenses horreurs dans certaines parties du monde, prenant notamment la forme de régimes rapaces prêts à tuer des centaines de milliers de personnes dans le seul but de rester au pouvoir, et d’un ordre international au sein duquel les États les plus puissants se contentent d’observer ces atrocités – quand ils ne soutiennent pas activement ces effusions de sang. Ailleurs, supposément au nom de la lutte contre le terrorisme, des puissances émergentes comme la Chine ont recréé les pires horreurs du siècle dernier – sous la forme de camps de concentration où sont enfermés, parqués et torturés des millions d’Ouïghours musulmans. L’on peut également voir des situations similaires au Cachemire, annexé et coupé du monde par l’Inde, ainsi qu’en Palestine, illégalement occupée par Israël depuis des décennies. Cette myriade d’injustices a donné lieu à la crise massive des réfugiés, au cours de laquelle l’on a vu des milliers d’êtres humains se noyer en Méditerranée ou dans le golfe du Bengale, tandis que le monde « civilisé » ne se contente pas d’observer sans réagir, mais que ses dirigeants vilipendent bien souvent ceux qui tentent désespérément d’échapper à cette dévastation et à ces tragédies. Plus près de nous, en Occident, et depuis plusieurs siècles (plutôt que décennies), les crimes jumeaux du racisme et du colonialisme ont légitimé la déshumanisation des populations non-blanches dans le cadre de la traite transatlantique des esclaves et de l’assujettissement colonial de plus de 80% du globe par les puissances occidentales.

         Au-delà, l’humanité est confrontée à une crise climatique qui est le produit inévitable d’un ordre économique mondial nihiliste dont les injustices systématiques et structurelles n’ont épargné aucune région du monde et ont produit des inégalités massives au sein d’un même pays, mais aussi au niveau global, entre le Nord et le Sud. Ces inégalités ne sont pas le fruit du travail acharné des pays riches par rapport à des nations pauvres et paresseuses, mais d’un système mondial fondé sur des privilèges économiques, qui redirige systématiquement les richesses des nations pauvres vers les nations riches et qui, au sein même de ces dernières, les siphonne au profit des 0,1% les plus riches qui, à leur tour, ont la capacité de corrompre les démocraties en faisant pression sur les hommes politiques pour perpétuer leur statut privilégié, tout en dépossédant les franges les plus vulnérables de la population. 

         En ces temps très sombres, nous pouvons néanmoins trouver réconfort et conseil dans l’exemple et les enseignements prophétiques. L’Imam Omar Suleiman a démontré depuis de nombreuses années son engagement à défendre la justice en s’inspirant de l’exemple prophétique pour guider son action personnelle et sa défense des plus faibles : conformément à l’exemple prophétique qu’Allah nous exhorte à suivre dans le Qur’ân, il a rejoint des coalitions d’activistes qui se consacrent à l’édification d’une société plus juste. Le présent ouvrage est issu d’une série de commentaires de hadiths qu’il a rédigés et présentés au sein de sa communauté – le Valley Ranch Islamic Centre de Dallas, Texas – ainsi que de diffusions en ligne en partenariat avec le Yaqeen Institute for Islamic Research. 

         Yaqeen – dont l’Imam Omar est le président – est une institution pionnière qui cherche à relever les défis intellectuels auxquels sont confrontés les musulmans dans le monde moderne, notamment en prouvant que l’Islam possède toutes les ressources pour répondre aux préoccupations de l’humanité à l’ère des extrêmes et de l’injustice généralisée. Le leadership exemplaire de l’Imam Omar, qu’il soit spirituel, intellectuel, communautaire ou sociétal, est illustré par ses innombrables engagements, tant dans son enseignement que dans son activisme, qui peuvent tous deux inspirer une nouvelle génération de leaders musulmans à reconnaître leur devoir envers l’instruction prophétique de dire la vérité à la face du pouvoir ; il cherche à canaliser la voix prophétique pour éclairer nos esprits, nos cœurs et nos âmes, afin que nous soyons mieux préparés à affronter les injustices dans nos vies spirituelles et nos relations personnelles – dans la société en général et dans le monde. Nous serions bien inspirés d’entendre son appel !

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Usaama al-Azami, University of Oxford, janvier 2021. 


[1] Al-Tirmidhî.

[2] Al-Bukhârî et Muslim.

[3] Muslim. 

[4] Muslim. 

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